
LUNATIQUE
Intriguée par ses mots si profonds, je me décidai à répondre au message de Kayin:
Bonjour, on se connaît?
En levant la tête, mes yeux se posèrent sur Ismaël, vêtu d’un costard, qui me fit la bise en me saluant et s’excusant pour le retard. Je le laissai engager la conversation. Je n’avais rien à lui dire, et, si ma mère l’avait cru aussi parfait qu’il avait fallu qu’elle manigance tout ceci, il devait me montrer à quel point il méritait cela. Je sirotai mon verre que le serveur avait apporté quelques minutes plus tôt, ignorant royalement l’homme en face de moi.
— Je comprends tout à fait ta réaction, et j’aurais aimé que tu comprennes la mienne, commença-t-il en croisant ses doigts.
Je levai un sourcil, l’avertissant ouvertement. Il se racla maladroitement la gorge.
— J’ai mal exprimé mes pensées, désolé.
Pour un avocat, il s’exprimait souvent mal, pensé-je.
— Reprenons à zéro, s’il te plait?
Cela me brûlait les lèvres de le questionner sur ma mère, ainsi que sur ses réelles intentions, mais je préférais attendre et en avoir vraiment le cœur net.
— Je te pardonne, mais je reste sur ma réserve, dis-je enfin, brisant mon mutisme.
—Oui, oui, je comprends tout à fait. Je te promets de me rattraper.
Il posa sa main sur la mienne, ce qui me valut un frisson de dégoût.
—Je te trouve ravissante aujourd’hui, me complimenta-t-il. Comment a été ta matinée?
Je haussai les épaules.
— Routinière.
Le reste de notre conversation fut assez platonique. Je lui proposai de venir chez moi le soir, histoire de le présenter à mes parents. Évidemment, il ne trouva pas cela trop tôt, certainement serein à l’idée que son plan se déroulait aussi bien.
Une fois que je rentrai, ma mère avait déjà concocté un bon plan : une sauce aux épinards appelée localement sauce gboma et du riz. J’avais prévenu mes parents quelques heures avant de rentrer que je devais leur présenter quelqu’un. Ma mère avait eu l’air surprise au téléphone, feignant une joie immense à l’idée que je leur présente enfin quelqu’un. Je pris une douche rapidement, enfilai un pantalon en tissu ainsi qu’un débardeur.
À mon retour, l’on sonnait à la porte que je m’empressai d’ouvrir. Devant moi se tenait un Ismaël habillé d’une chemise bleue et un pantalon qui lui allaient comme un gant. Il me fit la bise, et je l’invitai à entrer.
— Papa, maman, je vous présente Ismaël, mon nouvel ami.
Je ne pus m’empêcher de balbutier les derniers mots. Grand sourire aux lèvres, ma mère l’étreignit:
— Oh, mon fils, ravie de te rencontrer!
J’avais du mal à deviner les réelles pensées de ma mère, puisqu’elle aurait agi pareillement avec un autre homme invité à la maison. Papa le salua chaleureusement avant que nous nous installions.
— Alors, Ismaël tu es originaire d’où et comment as-tu rencontré ma fille? l’interrogea ma mère.
— Je suis de Porto-Novo, et nous nous sommes rencontrés sur internet, répondit Ismaël avant de complimenter ma mère sur le repas.
Papa et moi étions plus des spectateurs que des participants de cette conversation.
— Que fais-tu dans la vie?
— Je tiens un cabinet privé d’avocat avec mon frère jumeau.
Je haussai les sourcils, ignorant qu’il avait un frère jumeau. Je ne savais absolument rien de sa famille.
— C’est fabuleux!
Pour le reste de la soirée, maman continua à poser plusieurs questions à Ismaël. À vrai dire c’était plus des questions que j’aurais dû lui poser. Après son départ, j’étais ravie de finalement retrouver mon lit, à présent certaine que ma génitrice connaissait cet homme. D’ailleurs, elle n’avait pas hésité à l’inviter pour une prochaine fois. Quant à mon père, je doutais qu’il eût quelque chose à avoir dans cette histoire.
Finalement, je m’emmitouflai dans mes couvertures pour ouvrir l’application meetlove. J’avais pensé tout l’après-midi au fameux Kayin. Il m’avait répondu:
Nous avions eu une brève interaction lors d’une des soirées de meetlove.
Je fouillai dans ma mémoire, me rappelant de l’homme, qui m’avait fait la remarque sur combien stressante était la soirée rencontre. Je regardai à nouveau les photos de Kayin. J’aurais parié qu’il avait les yeux noirs! La coïncidence me sembla étrange. Et s’il était aussi un envoyé de ma mère ? Toutefois, quelque chose en lui m’attirait. J’avais envie de savoir qui se cachait derrière une légende aussi profonde.
Moi: Je vois à présent! Comment avez-vous retrouvé mon profil? C’est quand même surprenant!
Kayin: J’ai tendance à provoquer mon destin.
Collée à mon téléphone comme une adolescente, je voulus répondre, mais me retins en voyant les trois points indiquant qu’il écrivait.
Kayin: Plus sérieusement, j’ai juste réduit ma zone d’intérêt à Cotonou.
Savoir qu’il avait voulu me retrouver provoquait une légère fierté en moi.
Moi: En voilà un qui y met du sien pour avoir ce qu’il veut!
Après plusieurs minutes d’attente, je ne reçus aucune réponse de sa part. N’était-ce qu’un rêve? J’avais réellement envie de connaître l’homme qui se cachait derrière ce profil, en même temps, j’hésitais.
Kayin: Une question me trotte dans la tête…
Moi: Oui?
Je me reprochai d’avoir trop vite répondu.
Kayin: Miss Sènan (PS joli prénom, pas autant que le mien, mais pas mal), pourquoi vouloir un cœur en 2D?
Un léger sourire se dessina sur mes lèvres en remarquant qu’il était taquin. Je lui proposai qu’on s’appelle pour en parler de vive voix.
— Allô Sènan fit Kayin de sa voix cassée, depuis l’autre bout du fil.
— Allô!
— Je suis heureux de pouvoir enfin te parler, continua-t-il avec un léger rire qui m’arracha un sourire. Alors, dis-moi?
Je me raclai la gorge.
— Je suis une femme assez discrète. J’aime bien prendre des risques, mais je n’en prends quasiment jamais dès que cela m’affecte de trop près. Donc, je ne prends pas l’espace dans toute sa dimension. Je sais que c’est bizarre comme concept.
— Non, pas du tout. Mais si je peux me permettre, ton cœur n’est limité dans l’espace que parce que tu en as décidé ainsi.
— C’est possible. Et toi? Comment te définirais-tu?
Un long silence précéda sa réponse:
— Tu pourras répondre à cette question lorsqu’on se connaîtra mieux! En vérité, une nouvelle personnalité se révèle avec chaque personne que je connais.
Il rigola.
— Un lunatique, alors? le tancé-je.
— Mais non, au contraire, je suis un constant rayon de soleil!
Je gloussai.
— Je serai à l’atelier organisé ce week-end, au cas où tu souhaiterais venir?
— J’y penserai, je suis assez occupée dernièrement, mentis-je.
— Pas de problème!
Nous échangions encore durant quelques minutes. Kayin Radji me fit comprendre qu’il vivait avec sa grand-mère et ses neveux dans le quartier d’Akpakpa. Peintre, il était également originaire de Porto-Novo. L’homme yoruba descendait du royaume d’Oyo, au Nigéria. Ses origines m’interpelaient encore une fois, tout semblait indiquer qu’il serait un espion de ma mère. Pourtant tout ce qu’il inspirait divergeait de l’idéal de ma mère. Ma tête me criait de l’éviter, mais mon corps, lui, était une aiguille et Kayin, un aimant.
Chapitre 2 (I)
Chapitre 2( II)