
IMPOSTEUR
—Étɛ́ wɛ̀ ? ( Qu’est-ce qui ne va pas?)
Je m’habillai rapidement d’un sourire avant de me tourner vers ma génitrice.
— Rien, mâ. Je suis vraiment fatiguée, je vais me coucher. On parle demain, d’accord?
Après les bonnes nuits, je marchai de pas lourds jusqu’à ma chambre. Confuse. Je n’étais que ça: confuse. Maman connaissait-elle Ismaël? C’était absurde! Elle ne savait pas que je m’étais inscrite sur un site de rencontre. Je m’étais jetée dans les bras d’un inconnu, qui avait l’air de connaître ma mère. Avait-elle prévu tout ceci? Mon cerveau bouillonnait. J’étais profondément vexée, insultée. Je me déshabillai avec nonchalance en face de mon miroir. Mon rituel de visionnage corporel avait un goût amer ce soir. Ce qui m’avait permis pendant les dernières années de me persuader de ma beauté paraissait à présent comme un supplice. Mon corps me dégoûtait. Mon esprit m’écœurait.
Une larme roula sur ma joue, pour s’échouer dans le creux de mon cou. La sonnerie de mon téléphone me ramena sur terre. C’était Nolan. Il devait être environ trois heures du matin chez lui. Je décrochai sans engouement.
— No’, commencé-je d’une voix enrouée.
— Que se passe-t-il, Sènan? s’alarma-t-il aussitôt.
— Rien, rien, m’empressé-je de glisser. Tu ne dors pas? Il doit se faire tard!
— C’est Noah qui a insisté pour qu’on se fasse une nuit netflix and chill puisqu’on ne travaille pas demain.
J’entendais les rires de son petit-ami dans le fond, noyés dans les voix des personnages du programme télévisé qu’ils regardaient. Noah et Nolan étaient ensemble depuis une année, ce qui avait créé un petit froid dans notre relation au début de la leur. Nolan était une personne très affectueuse, longtemps complexé par son orientation sexuelle. Alors, dès qu’il avait trouvé un homme qu’il l’aimait, il s’y était donné corps et âme. D’ailleurs, sa retenue et sa peur du rejet l’avaient poussée à me cacher ses préférences, lorsque je lui avais appris que je venais d’une famille chrétienne. Je lui ai simplement expliqué que je l’acceptais comme il était, et que ce n’était pas ma place de le juger.
— Alors, tu as vu mon message? Il y a de très beaux hommes qui ont aimé ton profil, continua-t-il.
Je soupirai en plaçant mes Airpods dans mes oreilles, avant de me glisser dans un peignoir en tissus. Je me laissai nonchalamment tomber sur le lit. Rien qu’entendre parler de ça me donnait envie de dégobiller. Je devais d’abord comprendre ce que tramaient mes parents, puis revoir si je voulais vraiment investir mon temps et mon argent dans un site de rencontre. Nolan me questionna encore sur ce qui me tourmentait. Je lui racontai toute la soirée dans les moindres détails.
—Wow! s’exclama-t-il. Tu penses en discuter avec ta mère pour en avoir le cœur net? s’enquit-il.
— J’hésite. Si elle pense tant que cet homme serait aussi bien pour moi au point de mettre tout ceci en place, peut-être que…
—Ne me dis pas que tu y penses sérieusement? Mais qu’est-ce qui t’arrive? s’indigna mon ami.
— Tu veux que je fasse quoi d’autre? Aller de nouveau perdre mon temps? Qu’est-ce qui ne me dit pas qu’il y en a d’autres là-bas qui sont des espions de mes parents?
—Je ne peux pas te laisser retourner vers un homme qui t’a manqué de respect de cette façon, babe(bébé). Et je ne fais pas référence au supposé complot avec ta mère.
Je me mordis la lèvre, me triturant les doigts.
—Et ce n’est pas parce qu’il y a des imposteurs sur ce site que tous les hommes sont des imposteurs! Je trouve même que les sites de rencontre sont aussi risqués que la vraie vie. Alors, autant prendre les mêmes risques. Je ne te demande pas non plus de te jeter dans les bras du premier venu, comme tu l’as fait avec ce mec. Prends ton temps ma chérie, fais-toi séduire et séduis. Et peut-être que si tu y allais avec tes propres critères à la place de ceux de tes parents…
Je ne l’écoutais plus vraiment, me laissant emporter par la myriade de questions qui surgissaient dans mon esprit. J’avais parfois l’impression de plus penser que vivre. Et à force de vivre dans ma tête, je peinais à cerner le fonctionnement du monde réel.
— Merci Nolan, je vais y penser, finis-je par dire.
— Take care babe (Prends soin de toi, bébé), à tantôt!
À peine raccrocha-t-il qu’un message de Ismaël s’afficha à l’écran.
Je suis sincèrement désolé de t’avoir blessée. Rencontre demain à l’heure du déjeuner pour discuter, s’il te plait?
J’ignorai son message, éteignis mon téléphone et me mis dans mon lit. Un vide que j’expérimentais depuis plusieurs années se mit à envahir mon cœur. Pourquoi mes parents ne pouvaient-ils pas simplement se résigner au fait que j’aimais ma solitude, ou du moins que je ne trouvais pas mon idéal dans leur idée de l’idéal. Sur ces dernières pensées, je m’endormis.
Le lendemain, je me levai assez tôt, pour ne pas rencontrer mes parents, afin de me rendre à la plage située dans le quartier de Fidjrossè. La teinte dorée du soleil de six heures me réchauffait le cœur, tandis que le sable se glissait entre mes orteils. Après quelques minutes de contemplation des vagues océaniques, je me saisis de mon téléphone pour enfin répondre à Ismaël. J’acceptai sa proposition. Quitte à les laisser croire qu’ils me manipulaient, je me devais de jouer au jeu de mes parents, prétendre que je ne savais rien. Ceci me permettrait de savoir jusqu’où ils pouvaient aller.
Durant la matinée assez calme, je travaillai sur le projet 505 pour lequel je me démenais sans recevoir l’appréciation méritée. Je me rendis à l’adresse du restaurant local dans lequel Ismaël m’avait invitée. J’étais un peu en avance. Je m’installai à une des tables en bois, contemplant brièvement le décor. Les murs étaient ornés d’une série de figures que je ne pus déchiffrer, mais qui embellissaient l’endroit. Différents objets artisanaux étaient posés sur les tables. Je passai la commande d’un jus d’hibiscus en attendant. Je répondis rapidement au message d’Oscar, avant que mon attention ne soit attirée vers meetlove que j’avais hésité à supprimer. Je parcourrai les profils des hommes qui avaient aimé le mien, me demandant combien étaient des imposteurs. Dans les messages, celui venant d’un certain Kayin m’interpela:
J’aurais parié que vous n’aviez plus besoin de cette application.
Je me rendis sur son profil. Sur la photo principale se trouvait un homme qui arborait un grand sourire, vêtu d’une chemise en tissus. L’homme au teint ébène était entre quelques palmiers, fixant la caméra de ses yeux en amande aux iris marron. Sur une autre photo, l’homme était différent. Il arborait une expression neutre, tandis que son regard perçait la caméra. Sur la suivante, on le voyait simplement de dos, alors qu’il regardait à l’horizon. En légende, il avait écrit :
Les âmes sœurs, à travers leurs regards, donnent mille raisons d’aimer le monde et se sentir aimé. Et même quand la marrée est haute, ils suffoquent dans les bras l’un de l’autre.
Chapitre 2 (I)
Chapitre 2( II)