
Impulsion
Inspire, expire. Je répétai mentalement ces consignes, tout en m’efforçant de les respecter. Lorsque Carly, ma thérapeute m’avait proposé cet exercice il y a quelques années, pour atténuer mon anxiété, je n’étais pas convaincue. Puis, je m’y suis mise, et cela s’est transformé en une routine. J’étais assise dans la salle d’attente de l’entreprise de nouveaux clients, mes doigts tapotant mes cuisses, qui elles étaient couvertes du léger tissu bleu de mon tailleur.
— La salle est à vous, m’apprit la jeune réceptionniste qui devait avoir dans la vingtaine.
La femme me conduisit jusqu’à une salle de réunion vide ; sur le trajet, mes yeux restèrent figés sur le balancement de ses longues tresses. J’installai rapidement mon matériel, avant l’arrivée des clients. Pendant que je les attendais, je ne pus m’empêcher de repenser au temps qui filait. J’étais de retour au pays depuis près d’un mois et je travaillais pour une entreprise de conception mécanique.
Un groupe d’hommes mûrs pénétrèrent la salle, arrêtant leur discussion lorsqu’ils m’aperçurent. L’un d’entre eux murmura quelque chose, la confusion habillant son visage. Me retenant de rouler des yeux, je décidai de briser leur silence à mon égard :
— Sènan Dossou, ingénieure chez le groupe Kwabo, c’est moi qui me chargerai des importantes étapes de la conception de ce projet. Ne vous inquiétez pas, je connais mon travail.
Une fureur éclata en moi. Je n’arrivais toujours pas à croire que certaines choses n’avaient aucunement changé. D’un côté les membres de ma famille s’étonnaient que je sois rentrée sans fiancé. D’un autre côté, les gens s’exclamaient quand ils apprenaient ce que je faisais de ma vie. « Une femme, ça ne doit pas faire un travail d’homme ! s’était presque étranglée ma grande tante Kèmi en faisant mine de se ventiler. »
Sans attendre une réponse de la part des hommes, je lançai la projection, qui s’ouvrit sur une brève présentation de mon parcours, histoire de remettre les pendules à l’heure. Finalement, ils se résignèrent à me laisser prendre le projet en main.
À la fin de la journée, je me rendis à la maison de mes parents, avec qui je vivais temporairement. Ils ne semblaient pas être ravis par ma décision de prendre un appartement, car cela signifiait que je comptais rester indépendante pendant, encore, un temps. Après une douche rapide, je m’introduisis dans la chambre dont les murs étaient peints en blanc. Le lit double sur lequel j’avais dormi pendant mon enfance avait été remplacé par un lit queen, ce à quoi je ne m’habituais toujours pas. Les motifs de la literie, représentant quelques symboles des rois d’Abomey, me procuraient toutefois une certaine chaleur. En me dirigeant vers ma garde-robe, mes yeux se laissèrent une fois encore emporter par la vue de mon corps nu dans le miroir. Teint ébène, cheveux crépus, petits bourrelets de part et d’autre du ventre. Plus haut, mes seins, ou du moins la moitié qu’il en restait, pendant, de leurs bouts tissés. Il m’a fallu du temps pour accepter mon corps, et encore plus après l’épisode quelque peu traumatisant de tumeur mammaire que j’ai vécu. Heureusement, c’était bénin, et un retrait chirurgical avait fait l’affaire. Malheureusement, il a fallu une ablation du sein à titre préventif. Je m’habillai sans plus tarder, et rejoignis mes parents pour le diner. Comme des années plus tôt, nous nous retrouvions à trois à table.
— Bonsoir, papa, commencé-je en posant un baiser sur la joue du grand homme noir, habillé d’un simple pagne autour de la hanche.
Je fis la même chose avec ma mère, qui était assise à l’opposé. Maman était une femme à la peau claire, ronde. Ses joues pleines lui donnaient un charme unique et ses sourires ont calmé nombre de mes tourments. Alors que la soirée se déroulait encore bien, avec des discussions un peu légères, la même rengaine, que ces derniers jours, prit encore place.
— Des hommes intéressants rencontrés aujourd’hui ? m’interrogea ma mère, en fon-gbé, ma langue maternelle, tout en me regardant du coin de l’œil.
Je m’imposai un sourire qui n’en demeura pas moins tendu. Je n’avais vraiment pas le cœur à entendre pareil discours ce soir.
— Pas ce soir, s’il te plait, l’imploré-je.
Elle échangea des regards avec mon paternel puis changea de sujet. Plus tard, dans la soirée, quelqu’un frappa à ma porte. Je devinai qu’il s’agissait de maman. Lorsqu’elle entra, un petit sourire gêné plaqué sur les lèvres, la suite semblait évidente. Mes parents avaient cette manie de se concerter puis d’envoyer le plus courageux au loup. Ma mère s’installa aux pieds du lit, rajustant le pagne qu’elle avait attaché autour de sa poitrine.
— Je sais que cette chanson est fatigante, mais nos familles nous posent des questions, Sènan, commença-t-elle en prenant ma main dans les siennes. Je ne sais plus quoi leur répondre. Tu es une si belle femme, tu as si bien réussi.
— Ce n’est pas leur vie, mah, ce n’est ni une course ni un diplôme ! m’exclamé-je.
— Je le sais bien, mais j’ai besoin de petits fils, et les années passent, ma chérie, soutint-elle d’une voix tendre. Ton père a un ami dont le fils…
— On n’en est arrivés à ça ? l’arrêté-je.
— Non, non, tenta-t-elle de me calmer. Ce n’est qu’une proposition, aucune obligation.
Elle voulait dire tout le contraire.
— Si c’est pour, tu sais quoi, un bon homme saura comprendre, ajouta-t-elle d’une voix très basse.
Je fronçai les sourcils. Mes parents avaient mal vécu ma tumeur, encore plus que moi, dirais-je. Je repoussai les souvenirs d’un revers de la main en sentant l’emprise plus soutenue des mains de ma génitrice sur les miennes. Pour eux, j’avais perdu une part de ma féminité, et cela expliquerait ma difficulté à trouver quelqu’un. Je soupirai, manquant d’énergie pour tenir cette discussion. Elle n’insista pas et s’en alla après m’avoir souhaité une bonne nuit.
En parcourant les réseaux sociaux après son départ, histoire d’oublier la conversation, je tombai sur un couple qui était célèbre pour leur rencontre sur un site en ligne. La possibilité me sembla à première vue saugrenue. Que penserait ma famille de ça ? En même temps, c’était ce qu’il voulait non ? Un gendre. Ils n’avaient pas précisé les moyens. Par curiosité, je fis une recherche rapide et m’inscrivis sur un site nommé meetlove. Je répondis aux questions initiales à propos de moi, de ce que je recherchais, etc. J’avais en fait entré tout ce que mes parents voulaient, cela m’importait peu. Mon seul but était de les faire taire pour faire ma vie en paix. Après la création de mon compte, j’étais fixée. Je devais me trouver un homme, un homme parfait. S’il fallait prétendre, je le ferais. Après tout, l’amour est une superstition. Une sélection d’hommes apparut à l’écran. Un sentiment de défi me parcourut. Je me mordis la lèvre inférieure et passai le clair de la nuit à visiter des profils.
Le lendemain matin, j’avais quelques matchs. Il fallait maintenant leur écrire. 1,2,3, action.
Chapitre 2 (I)
Chapitre 2( II)